La volonté de changer ?

Introduction

« Il n’y a que la volonté qui compte… ». Quel intervenant en addictologie n’a pas régulièrement entendu cette phrase ? Elle émane souvent des patients eux-mêmes, mais, plus préoccupant, cette croyance reste largement répandue chez nombre de soignants. Soit ! Mais de quoi s’agit-il au fait ? Qu’est-ce que cette volonté ? Ceux qui la citent en référence le savent-ils ? Lorsqu’elle semble manquer n’y a-t-il plus rien à faire ?

Compte tenu des connotations péjoratives attachées à la notion de volonté, les psychologues et les médecins préfèrent en général parler de motivation au changement. Cependant il me semble important de pouvoir accepter d’utiliser le vocabulaire des patients. Je me souviens d’avoir, un jour, commis l’erreur de m’obstiner à utiliser la notion de motivation dans un groupe de parole alors qu’un patient avait lancé le débat sur l’idée que seule la volonté permettait de changer un comportement. La séance m’a semblée riche, les patients se sont montrés très intéressés par la découverte de la notion de motivation au changement. Le patient qui avait introduit le débat a beaucoup contribué à l’élaboration autours de cette notion nouvelle pour eux. Cependant une fois la séance terminée il a tenu à rajouter que tout cela était très intéressant mais qu’avant tout il fallait déjà avoir la volonté de changer !

Ce qu’est la volonté

Je vais donc partir du mot communément utilisé par les patients et nos collègues non spécialistes. C’est à partir de ce mot qu’il va falloir les aider à réfléchir.

Voici ce que l’on peut lire dans une des références linguistiques françaises, Le Petit Robert : « Volonté : ce que veut quelqu’un et qui tend à se traduire par une décision effective conforme à une intention – faculté de vouloir, de se déterminer librement à agir ou à s’abstenir, en pleine connaissance de cause et après réflexion – forme de l’activité personnelle caractérisée par une représentation mentale préalable du but à atteindre ».

La volonté n’est donc pas simplement synonyme de désir. C’est vouloir, et décider d'agir. On peut vouloir sans décider (ou décider sans vouloir). Entre vouloir et décider interviennent les notions de liberté d’action, de pleine connaissance, de représentation mentale du but à atteindre.
Avant de décider d'agir il faut donc pouvoir agir.

Renforcer la volonté

Nous ne reviendrons pas sur le détail de la notion de dépendance déjà explorée. On se souvient de sa multiplicité. On se souvient aussi que par définition elle entrave la liberté de choix. Elle constitue donc une première entrave à la volonté de changer si elle n’est pas suffisamment comprise et prise en charge dans sa complexité. Nous allons donc pouvoir aider notre patient à murir sa décision par une meilleure connaissance et une meilleure compréhension de la diversité des paramètres en cause dans sa perte de liberté.

Nous pourrons l’aider également à construire sa représentation mentale du but à atteindre. Car bien évidemment changer un comportement envahissant comme l’est une addiction, entraine des bouleversements dans le mode de vie de la personne bien au-delà du seul usage ou non usage de substance. La gestion des émotions, la relation au plaisir, les relations sociales, l’occupation du temps, l’image de soi, vont en être profondément perturbées.

La consommation de drogues remplit des fonctions psychiques et sociales (voir physiques) dont le sujet a besoin pour son bien être, voire pour sa survie. Au moment où le patient désire changer son comportement addicte à cause de ses conséquences délétères, il n’est pas toujours préparé à substituer d’autres stratégies pour remplir les fonctions qu’occupait le produit. On parle d’ambivalence. Le sujet qui désire modifier sa consommation pour se protéger des effets néfastes de l’usage peut aussi souhaiter maintenir les avantages qu’il continue à tirer de cet usage.

Mais, ne nous trompons pas, l’ambivalence n’est pas un processus pathologique propre à certaines personnes fragiles. Elle est intrinsèque au choix. S’il y a choix, par définition il y a plusieurs options possibles. Chacune d’entre elles a ses avantages et ses inconvénients. Nous sommes tous régulièrement confrontés à l’ambivalence. Prenons un exemple. Nous sommes en hiver et je décide avec des amis de diner dans un restaurant dont nous apprécions l’ambiance et la décoration. Nous avons de la chance, le garçon nous propose un choix entre deux places. L’une est idéale pour profiter du lieu mais malheureusement trop près de l’entrée et je crains les courants d’air froids, l’autre nous en protégera d’avantage mais n’offre pas une disposition aussi intéressante. Je suis confronté à l’ambivalence. Je désir les avantages des deux places, je rejette les inconvénients de chacune d’entre elle. Le choix suppose forcement de renoncer à un avantage et d’accepter un des inconvénients. En général la résolution d’une telle ambivalence se fait rapidement et sans effort excessif. Cependant, certains peuvent rencontrer de réelles difficultés chaque fois qu’ils vont devoir résoudre un tel dilemme. Beaucoup de troubles psychologiques peuvent rendre cette tache ardue. Une tendance obsessionnelle excessive, un manque de confiance en soi, une trop grande intolérance à la frustration, une labilité émotionnelle, etc., sont des facteurs psychiques qui compliquent la résolution du problème.

Les conséquences du choix de maintenir ou non un comportement addictif sont infiniment plus sérieuses que celles de mon exemple. Le sujet prend plus de risques. La résolution du problème en est compliquée d’autant. D’ailleurs, l’objectif du changement est lui-même discutable et peut être un objet d’ambivalence : dois-je arrêter complètement ou tenter de contrôler ma consommation par exemple ?

Aider à la compréhension des paramètres impliqués dans la perte de liberté, aider à comprendre et à résoudre l’ambivalence quant aux décisions à prendre pour changer, aider à se représenter le résultat du changement sont donc des tâches préalables à la mise en route d’un programme de soins axé sur un changement de comportement.

Il sera en outre indispensable d’évaluer et de renforcer la confiance du sujet dans sa capacité à opérer les transformations nécessaires. L'estime de soi de ces personnes est souvent faible ou instable. Ils pensent souvent qu'ils ne seront pas capables de mener à terme un projet. Ils procrastinent devant l'engagement ou ils l'évitent carrément. Malheureusement ils ont souvent été conduits trop rapidement vers des objectifs qui n'étaient pas véritablement les leurs ou auxquels ils n'étaient pas suffisamment préparés. Ils ont donc souvent déjà connu l'échec lors de tentatives antérieures de changement et cela les a renforcés dans leur sentiment d'inefficacité personnelle.

La relation entre le sujet et son soignant est au centre du processus thérapeutique pour le changement

Je n’énumérerai pas ici les détails de la démarche motivationnelle permettant la mise en lumière et la résolution de l’ambivalence. Je renvois pour cela le lecteur à l’excellent ouvrage des Dr Rollnick et Miller, « l’Entretien Motivationnel » qui fait référence en la matière. Je voudrais juste m’arrêter sur le positionnement de l’intervenant face au patient. C’est en effet un point fondamental de la démarche motivationnelle. Il ne sera pas possible d’utiliser avec efficacité les techniques spécifiques de l’entretien motivationnel si celui qui tente de le faire n’a pas pris ses distances avec la représentation encore très courante que l’on se fait du rôle du soignant.

La terminologie utilisée en France par les médecins est très significative : le médecin prescrit des ordonnances à un patient. Prescrire, ordonnances, patient, trois mots qui disent la position d’une personne qui sait et qui décide face à une personne qui se soumet au savoir de l’autre. On dit d’ailleurs que le patient doit être observant de son traitement. Cette position passive est-elle la plus à même de favoriser le changement dans la durée ?

Les recherches en psychologie de la santé ont montré qu’au contraire une personne qui comprend sa pathologie et les traitements qui lui sont proposés, qui choisit pour elle-même, librement, les modalités de ses soins, augmente son sentiment de responsabilité et son adhésion au programme de soins. Le malade n’observe plus sa maladie et le traitement comme un spectateur extérieur au processus, il est co-metteur en scène en même temps qu’il est acteur des soins. Il partage avec le soignant la responsabilité de la réussite comme de l’échec.

On est malheureusement souvent très loin de cette position en France. L’approche classique en addictologie pose les postulats suivants :

- la personne aidée doit accepter son problème tel que le constate le soignant,

- la personne aidée a perdu la capacité de faire des choix,

- la résistance est le résultat de la non conscience de la réalité du problème ou des bénéfices tirés du problème,

- la personne aidante sait ce qui est bon pour le patient,

- donc le soignant doit convaincre et décider pour l’autre.

Aussi le soignant n’écoute plus mais détermine la nature du problème tel qu’il le conçoit, impose les objectifs selon sa représentation de ce qui est nécessaire au sujet, décide les stratégies qui lui semblent appropriées pour y parvenir. Il projette ses propres valeurs, ses propres désirs, ses propres compétences sur le malade. Pourtant rien ne nous autorise à mépriser les références, les représentations, les croyances, les aspirations, les désirs de l’autre, à moins de vouloir nier son droit à être Autre. Nous ne devons pas non plus oublier que ce qui peut nous sembler tout naturel, très facile à réaliser, peut devenir un vrai casse tête pour celui dont l’organisation mentale est différente.

Selon la théorie de la réactance psychologique (Brehm, 1981), une personne dont la liberté personnelle est réduite ou menacée aspire à retrouver une certaine marge de manœuvre. Face à ce qu’il ressent comme une négation de son individualité, comme une privation de son autonomie, voire de sa liberté de penser ou d’agir comme bon lui semble, le sujet réagit en résistant aux propositions du soignant qui devient une sorte d’adversaire. Il y a confrontation. La confrontation va faire exprimer au patient l’autre côté de la médaille. Le patient répond aux arguments du soignant par des contre-arguments. Il n’y adhère pas forcement pleinement mais il tente ainsi d’exister par lui-même. Or une personne vient à croire ce qu’elle dit, en s’écoutant parler l’individu apprend ce qu’il croit (Bem, 1967). Petit à petit le patient risque d’être convaincu par les contre-arguments développés face à ce qu’il perçoit, plus ou moins consciemment, comme une agression du soignant. Ce faisant, il renforce sa résistance.

Personne ne sort jamais complètement gagnant d’un tel affrontement. Chaque partie y perd toujours quelque chose. Ici le patient s’enracine dans son problème, le soignant se décourage. Celui-ci accuse celui-là d’avoir une attitude d’échec, trop de bénéfices secondaires, une complaisance morbide voir une attitude masochiste, un manque de volonté voir de courage. Bref la victime est sacrifiée sur l’hôtel de la légitimité et du savoir académique du soignant.

En aucun cas nous ne pouvons prétendre savoir ce qui est bon pour la personne qui vient nous consulter. Je me souviens avoir un jour entendu un chirurgien esthétique expliquer que quand un patient arrive pour la première fois dans son cabinet il se garde de lui dire « vous, je sais pourquoi vous venez », même si la personne en question a une anomalie esthétique qui lui semble manifeste. La demande de plastie ne concerne pas forcément ce qu’il y a de plus visible pour l’autre. Le sujet s’est souvent adapté efficacement au fait le plus marquant. Cela nous semble du parfait bon sens car la totale subjectivité de l’esthétique semble une évidence. A l’instar de ce collègue, gardons nous de savoir ce que la personne addicte doit changer, comment et vers quel objectif elle doit le faire ! Car là aussi la part de subjectivité est grande. Soit, il y a des faits avérés, prouvés scientifiquement ou observables au quotidien. Soit, dans l’absolu il n’y a pas un usage de drogue qui ne soit pas un danger pour son usager et parfois ceux qui le côtoient. Cependant que savons-nous des conséquences d’un changement pour le sujet ? Pouvons-nous être sûrs qu’il sera à même de tenir et supporter cette transformation sans conséquences graves ? Combien de patients se suicident ou meurent d’une over dose au sortir d’un sevrage ? Combien d’héroïnomanes substitués sont devenus alcoolodépendants ? Combien d’anciens alcooliques s’isolent socialement pour ne pas replonger ? Combien de conjoints de personnes addictes décident, paradoxalement, de se séparer après le début du processus de changement ? Combien de personnes finissent convaincues de leur incurabilité à force de démarches de soins inopérantes ?

L’intervenant est détenteur d’un ensemble de savoirs théoriques et généraux qui vont évoluer au fur et à mesure de son expérience, de nouvelles découvertes techniques ou scientifiques, d’évolution conceptuelles ou des mentalités. Il doit donc gardé à l’esprit le caractère très relatif de ses connaissances et de ses compétences. Il ne doit pas oublier non plus que les concepts sur lesquels il appuie son travail ne sont que des concepts : abstraits, réducteurs, approximatifs.
C’est pour l’ensemble de ces raisons que l’approche motivationnelle se décentre du savoir de l’intervenant au profit du patient. L’intervenant est réellement un outil au service du sujet.
Cela suppose une attitude particulière de sa part. Il n’enseigne plus mais se limite à fournir l’information que lui demande son interlocuteur en soulignant bien le caractère discutable de toute information. Il ne décide plus mais donne des conseils et propose divers choix uniquement si on le lui demande. Tant que son interlocuteur ne lui demande pas explicitement ces informations et ces conseils, il se contente d’écouter, de refléter et de résumer les propos de l’autre dans le but de mettre en évidence et d’aider à résoudre les ambivalences du sujet qui font obstacle à sa liberté de choix. Ainsi le médecin, par exemple, ne prescrit plus des ordonnances à des patients mais propose des possibilités de traitements en réponse à la demande de ses clients !

Voici ce que deviennent alors les postulats vus précédemment :

- La personne aidée formulera elle-même son problème, tel qu’elle le conçoit, et tel qu’elle souhaite le nommer,

- Seul le client a la capacité de faire les bons choix pour lui-même,

- La personne aidante ne sait pas ce qui est bon pour son client,

- La résistance est en partie provoquée par la personne aidante,

- Donc la personne aidante doit faire confiance en la capacité de décision de son client, ne doit précipiter aucune décision, ne doit pas tenter de convaincre.

Conclusion

C’est donc à une révolution des pratiques et des mentalités auxquelles sont invités les soignants. Leur compréhension des notions de volonté et de motivation est une clé fondamentale pour l’efficacité de leur intervention auprès des usagers. Il découle de ces notions une démarche novatrice qui s’accompagne d’une remise en question radicale du rôle et de l’attitude du soignant face à son patient … client.

Les addictions : de la compréhension des dépendances à leur évaluation

Introduction

Comme médecin et formateur spécialisé en addictologie j’ai pu mesurer, au cours de mes rencontres avec les patients et avec les intervenants de terrain, la difficulté de se faire une représentation claire de ce que recoupe la notion générique de dépendance.

Si l’on se réfère aux critères proposés par la CIM-10 de l’OMS ou le DSM-IV de l’APA, la dépendance est définie par un mode de consommation inadapté d’une substance psychoactive entraînant une détresse ou un dysfonctionnement cliniquement significatif. Elle se manifeste par un désir puissant, compulsif d’utiliser cette substance, des difficultés à en contrôler les prises, des modifications du comportement en vue d’obtenir cette substance avec un envahissement progressif de la vie courante, un mal être en cas de privation. Les critères de Goodman définissant le trouble addictif reprennent, à peu de chose près, les mêmes notions cliniques. La dépendance est ainsi définie à partir d’une sémiologie objective associant une symptomatologie comportementale, émotionnelle et somatique.

Les lois de l’apprentissage

Le conditionnement de type pavlovien (répondant) détermine l’apprentissage par l’association réitérée d’un stimulus conditionnel (la drogue par exemple) avec un stimulus inconditionnel (une situation d’usage par exemple). La synchronisation répétée des deux stimuli va progressivement conditionner la réponse (envie de consommer par exemple) chaque fois que l’organisme se trouve confronté au stimulus inconditionnel, même en l’absence du stimulus conditionnel. Ce modèle suppose cependant que le comportement soit déjà acquis. Ce n’est pas le comportement qui est appris mais la diversité des circonstances de son apparition.

Selon les théories béhavioristes développées par SKINNER, un comportement ne se maintient que si il est renforcé, c'est-à-dire si il a une conséquence immédiate favorable pour l’individu. Le plaisir entraîné par l’action neurobiologique des drogues constitue un modèle de référence du modèle skinnerien. Cette théorie permet d’expliquer la répétition de comportements favorables acquis. Cependant, elle n’explique pas l’apprentissage de nouveaux comportements, notamment quand ceux-ci sont initialement déplaisants pour l’individu. Cette théorie ne permet pas, par exemple, d’expliquer la récidive des expériences tabagiques après les premières cigarettes généralement désagréables.

La théorie de l'apprentissage social de BANDURA cherche à rendre compte du rôle des influences sociales dans les apprentissages. Elle se situe à l'articulation entre béhaviorisme et cognitivisme, et constitue une vue synthétique intéressante sur les apprentissages. Elle intègre la capacité d’apprendre par l’observation du comportement de ses semblables puis l’assimilation pour soit même, par identification, des conséquences positives observées chez le modèle ou relatées par lui. Ainsi, profiter de l'expérience des autres est une façon extrêmement courante d'apprendre. Les modèles peuvent être des congénères : adultes, pairs… Ils peuvent aussi correspondre à des symboles véhiculés par ces congénères et dont la valeur sociale est importante : des mots, des idées, des images, des évènements, etc.

La dépendance sociale

Le modèle de l’apprentissage social semble le plus à même d’expliquer l’initiation aux toxicomanies. L’intégration à un groupe de pairs, l’identification au meilleur ami, au grand-frère, au modèle parental ou tout autre adulte de référence constituent le mode classique du premier contact actif avec une drogue.

A l’adolescence cette identification peut se faire en négatif par la transgression d’un interdit posé par une quelconque autorité dont l’adolescent veut s’émanciper. Cette opposition a pour objectif final l’identification à un autre modèle de référence : il s’agit là de marquer l’acquisition de la liberté de choisir par soi-même donc d’appartenir au monde adulte.

Au moment de l’expérimentation le sujet a déjà mémorisé un certain nombre de croyances sur le produit : ses effets réels ou supposés ("le tabac ça détend", "la cocaïne ça speed", "le vin ça donne des forces"...). Il a également intégré des représentations symboliques concernant son usage et ses usagers (ecstasy, drogue du monde de la fête ; cocaïne sniffée en soirée, drogue des intellos et des gens actifs ; crack, drogue des pauvres, des gens de la rue ; "fumer ou boire, c'est conviviale" ; "fumer du tabac, ça fait adulte", "ceux qui ne consomment rien sont rabat-joie"...)
Le désir identificatoire et la nécessité dans laquelle se croit l’individu d’accéder à un certain comportement permettent, dans bien des cas, de dépasser la déception initiale par rapport aux effets attendus. Par exemple, l’adolescent va poursuivre ses expériences avec le tabac malgré les désagréments des premières cigarettes (nausées, vertiges, tachycardie, toux irritative). Ces conséquences négatives vont être interprétées comme un signe d’insuffisance de maturation et renforcer paradoxalement le comportement. L’objectif devient la maîtrise des désagréments. Celle-ci, obtenue grâce au développement de la tolérance aux effets nociceptifs, est alors interprétée comme une preuve de l’acquisition d’une maturité bien plus symbolique. C’est dire l’importance que représentent dans l’initiation à un tel comportement la symbolique sociale et les croyances attachées à l’usage de la substance. Avant même la première rencontre effective avec celle-ci, le sujet a déjà un jugement dépendant des représentations et des croyances que son environnement social lui a fournies. On peut parler de dépendance sociale tant que le choix de se conformer ou non à un modèle de référence n’est pas pleinement conscient et tant que l'individu ne se sent pas en capacité d'aller à l'encontre de ce modèle.

Cette dépendance sociale se modifie avec le temps en fonction des expériences que le sujet fait avec sa drogue, de la distance qu’il est capable de prendre avec ses modèles de référence initiaux. Cependant la maturation permet au sujet de critiquer et de se distancier de ces représentations et croyances mais ne les efface pas de sa mémoire à long terme. Elles demeurent parmi les entités possibles de traitement de l’information, cause potentielle de rechute. Nombre d'addictes rechutent par un mécanisme proche de celui qui les a entraînés vers la première expérience : l’entraînement social par des proches consommateurs. Reconsommer permet de réappartenir.

La dépendance psychologique

Toutes les drogues stimulent directement ou indirectement les circuits de la récompense. Elles sont ainsi toutes à l’origine d’une sensation de plaisir plus ou moins intense pouvant atteindre l’euphorie ou l’extase pour les plus puissantes d’entre elles. Chaque psychotrope a de plus ses actions spécifiques : soulageantes, stimulantes ou dysleptiques.

Ces effets psychotropes positifs jouent un rôle de renforçateurs à la consommation selon un modèle skinnerien. Le sujet répète son comportement à la recherche du renouvellement de ces effets agréables ou soulageant pour lui. C’est ainsi que se constitue une dépendance psychologique. Elle consiste en l’usage réitéré d’un médiateur externe pour provoquer, modifier ou contrôler les états émotionnels et leurs variations.

Chacun d’entre nous est amené à rechercher des sensations de plaisir, de rêverie, de stimulation intellectuelle ou physique. Nous subissons tous des stress non pathologiques qu’il nous faut gérer. L’usage d’un psychotrope peut s’avérer au départ très efficace pour répondre à ces besoins naturels. L’individu ayant eu recours à cette solution risque alors de faire l’économie de rechercher d’autres stratégies adaptatives. Le renouvellement de la prise de la drogue devient alors la seule solution, conduisant à une perte de la liberté de son usage. Plus la drogue est commencée jeune, moins son usager ne développera de solutions alternatives, plus forte sera la dépendance psychique.

En cas de comorbidité psychopathologique elle peut-être utilisée à des fins auto-thérapeutiques ou correctrices de certains effets secondaires des traitements prescrits. Dans ce cas également la dépendance psychique sera majeure.

La pharmacodépendance

Après un certain temps d’usage répété, la dimension neurobiologique de la dépendance s’installe : la pharmacodépendance, appelée couramment dépendance physique. Comme on l’a vu, celle-ci est définie par la survenue d’un syndrome de sevrage à l’arrêt brutal du psychotrope. Le syndrome de sevrage est lui-même défini comme l’apparition, lors de l’arrêt brutal du produit, de signes cliniques n’existants pas avant la prise du psychotrope, ou l’aggravation nette de certains symptômes préexistants. Le sujet a alors besoin de la drogue afin de lutter contre les effets douloureux physiques et/ou psychiques du manque.

Deux théories neurobiologiques expliquent le phénomène de pharmacodépendance. La plupart des drogues agissent par stimulation de récepteurs spécifiques pouvant se rencontrer dans différentes zones cérébrales. Ils ont tous une présence au niveau des neurones dopaminergiques des centres de la récompense. Les drogues stimulent les neurones par action sur ces récepteurs grâce à leurs analogies structurelles avec certains neurotransmetteurs naturels. Afin de se protéger d’une stimulation plus puissante que celle normalement obtenue par le neurotransmetteur naturel, la cellule nerveuse se protège en multipliant les récepteurs de surface. Ainsi il faudra un nombre croissant de molécules de la drogue pour maintenir le même effet. C’est le mécanisme biochimique de la tolérance. Lors de l’arrêt brutal de la drogue, la désaturation des récepteurs conduit à une hypostimulation neuronale, expliquant les phénomènes de manque. En quelques jours de sevrage, le nombre de récepteur décroît jusqu’à permettre à la cellule de retrouver un équilibre. La tolérance a baissé, les signes de manque ont disparu. Le cas de l’alcool est particulier. Il n’existe pas de récepteurs à l’alcool. Le pouvoir de solvant de l’alcool lui permet de diffuser dans les espaces intra et extra cellulaires en fluidifiant la membrane phospholipidique cellulaire. C’est la théorie membranaire de la pharmacodépendance à l’alcool. La perturbation des échanges ioniques transmembranaires qui accompagne cette modification de la fluidité des couches phospholipidiques explique les signes d’imprégnation à l’alcool et sa haute toxicité cellulaire à long terme. La cellule se protège en rigidifiant sa paroi, d’où la tolérance. La privation brutale d’alcool conduit à une rigidité excessive de la membrane, s’accompagnant de nouvelles perturbations des échanges transmembranaires se manifestant cliniquement par les symptômes de manque. En quelques jours d’abstinence, la membrane cellulaire retrouve un équilibre permettant la disparition du syndrome de sevrage et la baisse de la tolérance.

Dans une perspective béhavioriste, le besoin de consommer pour éviter le manque est nommé renforcement négatif. Il conduit au deuxième conditionnement opérant de type skinnerien.

La dépendance comportementale

La répétition très fréquente et régulière de l’usage de la drogue constitue progressivement la dépendance comportementale. Elle est le résultat d’un conditionnement de type pavlovien (répondant) par l’association réitérée d’un stimulus conditionnel (la drogue) avec un stimulus inconditionnel (une situation d’usage). Le désir de la drogue est alors provoqué de manière réflexe par un élément couramment associé à sa consommation. Il est l’équivalent du coup de pied sur le frein en cas d’obstacle subit devant la voiture, voire à la suite d’un signal d’alerte inapproprié d’un des passagers. Ce niveau de dépendance est le plus lent à se mettre en place. Il est tributaire du temps, de la fréquence de l’usage, de sa plus ou moins grande ritualisation, de son acceptation sociale. Mieux un produit est toléré socialement, plus son usage peut être visible, plus il peut être associé à un grand nombre de situations sociales, plus cette dernière entité de dépendance est forte et envahissante.

Conclusion

La relation que le sujet entretient avec sa drogue est dépendante de facteurs biologiques, socioculturels, psychologiques et réflexes. Il est possible de distinguer quatre formes de dépendances : sociale, pharmacologique, psychologique et comportementale. L’importance de chacune varie selon le produit et selon l’usager.

Une analyse précise et discriminante permet un véritable diagnostic des niveaux de dépendances propre à chaque sujet. Elle permet de construire un outil simple et pratique nommé Analyse Fonctionnelle que l'on peut partager avec le patient. Il aide sa compréhension des facteurs entrant dans la pérennisation de son comportement addictif. Il est la base de décision des différentes stratégies médicamenteuses et psycho-comportementales à mettre en place pour faciliter la réussite du sevrage et le maintient de l’abstinence. Le partage de l’outil avec le sujet concerné est un élément important de l’alliance thérapeutique favorisant l’implication du sujet dans la démarche de soins.

Cependant cet outil est incomplet pour comprendre toutes les dimensions du rapport du sujet avec son produit et son usage. Il est utile de prendre en compte, en outre, l’importance que le sujet attribue au contrôle de soi ou au contraire l’éventuelle valorisation de l’état d’ivresse. Quelle est, enfin, la place de la loi, des règles sociales et de leurs transgressions pour le sujet ?

L’idéal est de pouvoir coupler cette évaluation des dépendances avec celle de la motivation à modifier l’addiction. L’analyse des dépendances constitue un des pans de cette motivation : les raisons de consommer. Pour avoir un inventaire complet de la maturation du sujet à changer, il reste donc à évaluer ses résistances au changement (peur des conséquences du sevrage, manque de confiance dans sa capacité à changer, difficulté à se représenter une vie sans la drogue, etc.) et enfin ses raisons de vouloir changer (sanitaires, économiques, perte de liberté, pression de l’environnement).