Les addictions : de la compréhension des dépendances à leur évaluation

Introduction

Comme médecin et formateur spécialisé en addictologie j’ai pu mesurer, au cours de mes rencontres avec les patients et avec les intervenants de terrain, la difficulté de se faire une représentation claire de ce que recoupe la notion générique de dépendance.

Si l’on se réfère aux critères proposés par la CIM-10 de l’OMS ou le DSM-IV de l’APA, la dépendance est définie par un mode de consommation inadapté d’une substance psychoactive entraînant une détresse ou un dysfonctionnement cliniquement significatif. Elle se manifeste par un désir puissant, compulsif d’utiliser cette substance, des difficultés à en contrôler les prises, des modifications du comportement en vue d’obtenir cette substance avec un envahissement progressif de la vie courante, un mal être en cas de privation. Les critères de Goodman définissant le trouble addictif reprennent, à peu de chose près, les mêmes notions cliniques. La dépendance est ainsi définie à partir d’une sémiologie objective associant une symptomatologie comportementale, émotionnelle et somatique.

Les lois de l’apprentissage

Le conditionnement de type pavlovien (répondant) détermine l’apprentissage par l’association réitérée d’un stimulus conditionnel (la drogue par exemple) avec un stimulus inconditionnel (une situation d’usage par exemple). La synchronisation répétée des deux stimuli va progressivement conditionner la réponse (envie de consommer par exemple) chaque fois que l’organisme se trouve confronté au stimulus inconditionnel, même en l’absence du stimulus conditionnel. Ce modèle suppose cependant que le comportement soit déjà acquis. Ce n’est pas le comportement qui est appris mais la diversité des circonstances de son apparition.

Selon les théories béhavioristes développées par SKINNER, un comportement ne se maintient que si il est renforcé, c'est-à-dire si il a une conséquence immédiate favorable pour l’individu. Le plaisir entraîné par l’action neurobiologique des drogues constitue un modèle de référence du modèle skinnerien. Cette théorie permet d’expliquer la répétition de comportements favorables acquis. Cependant, elle n’explique pas l’apprentissage de nouveaux comportements, notamment quand ceux-ci sont initialement déplaisants pour l’individu. Cette théorie ne permet pas, par exemple, d’expliquer la récidive des expériences tabagiques après les premières cigarettes généralement désagréables.

La théorie de l'apprentissage social de BANDURA cherche à rendre compte du rôle des influences sociales dans les apprentissages. Elle se situe à l'articulation entre béhaviorisme et cognitivisme, et constitue une vue synthétique intéressante sur les apprentissages. Elle intègre la capacité d’apprendre par l’observation du comportement de ses semblables puis l’assimilation pour soit même, par identification, des conséquences positives observées chez le modèle ou relatées par lui. Ainsi, profiter de l'expérience des autres est une façon extrêmement courante d'apprendre. Les modèles peuvent être des congénères : adultes, pairs… Ils peuvent aussi correspondre à des symboles véhiculés par ces congénères et dont la valeur sociale est importante : des mots, des idées, des images, des évènements, etc.

La dépendance sociale

Le modèle de l’apprentissage social semble le plus à même d’expliquer l’initiation aux toxicomanies. L’intégration à un groupe de pairs, l’identification au meilleur ami, au grand-frère, au modèle parental ou tout autre adulte de référence constituent le mode classique du premier contact actif avec une drogue.

A l’adolescence cette identification peut se faire en négatif par la transgression d’un interdit posé par une quelconque autorité dont l’adolescent veut s’émanciper. Cette opposition a pour objectif final l’identification à un autre modèle de référence : il s’agit là de marquer l’acquisition de la liberté de choisir par soi-même donc d’appartenir au monde adulte.

Au moment de l’expérimentation le sujet a déjà mémorisé un certain nombre de croyances sur le produit : ses effets réels ou supposés ("le tabac ça détend", "la cocaïne ça speed", "le vin ça donne des forces"...). Il a également intégré des représentations symboliques concernant son usage et ses usagers (ecstasy, drogue du monde de la fête ; cocaïne sniffée en soirée, drogue des intellos et des gens actifs ; crack, drogue des pauvres, des gens de la rue ; "fumer ou boire, c'est conviviale" ; "fumer du tabac, ça fait adulte", "ceux qui ne consomment rien sont rabat-joie"...)
Le désir identificatoire et la nécessité dans laquelle se croit l’individu d’accéder à un certain comportement permettent, dans bien des cas, de dépasser la déception initiale par rapport aux effets attendus. Par exemple, l’adolescent va poursuivre ses expériences avec le tabac malgré les désagréments des premières cigarettes (nausées, vertiges, tachycardie, toux irritative). Ces conséquences négatives vont être interprétées comme un signe d’insuffisance de maturation et renforcer paradoxalement le comportement. L’objectif devient la maîtrise des désagréments. Celle-ci, obtenue grâce au développement de la tolérance aux effets nociceptifs, est alors interprétée comme une preuve de l’acquisition d’une maturité bien plus symbolique. C’est dire l’importance que représentent dans l’initiation à un tel comportement la symbolique sociale et les croyances attachées à l’usage de la substance. Avant même la première rencontre effective avec celle-ci, le sujet a déjà un jugement dépendant des représentations et des croyances que son environnement social lui a fournies. On peut parler de dépendance sociale tant que le choix de se conformer ou non à un modèle de référence n’est pas pleinement conscient et tant que l'individu ne se sent pas en capacité d'aller à l'encontre de ce modèle.

Cette dépendance sociale se modifie avec le temps en fonction des expériences que le sujet fait avec sa drogue, de la distance qu’il est capable de prendre avec ses modèles de référence initiaux. Cependant la maturation permet au sujet de critiquer et de se distancier de ces représentations et croyances mais ne les efface pas de sa mémoire à long terme. Elles demeurent parmi les entités possibles de traitement de l’information, cause potentielle de rechute. Nombre d'addictes rechutent par un mécanisme proche de celui qui les a entraînés vers la première expérience : l’entraînement social par des proches consommateurs. Reconsommer permet de réappartenir.

La dépendance psychologique

Toutes les drogues stimulent directement ou indirectement les circuits de la récompense. Elles sont ainsi toutes à l’origine d’une sensation de plaisir plus ou moins intense pouvant atteindre l’euphorie ou l’extase pour les plus puissantes d’entre elles. Chaque psychotrope a de plus ses actions spécifiques : soulageantes, stimulantes ou dysleptiques.

Ces effets psychotropes positifs jouent un rôle de renforçateurs à la consommation selon un modèle skinnerien. Le sujet répète son comportement à la recherche du renouvellement de ces effets agréables ou soulageant pour lui. C’est ainsi que se constitue une dépendance psychologique. Elle consiste en l’usage réitéré d’un médiateur externe pour provoquer, modifier ou contrôler les états émotionnels et leurs variations.

Chacun d’entre nous est amené à rechercher des sensations de plaisir, de rêverie, de stimulation intellectuelle ou physique. Nous subissons tous des stress non pathologiques qu’il nous faut gérer. L’usage d’un psychotrope peut s’avérer au départ très efficace pour répondre à ces besoins naturels. L’individu ayant eu recours à cette solution risque alors de faire l’économie de rechercher d’autres stratégies adaptatives. Le renouvellement de la prise de la drogue devient alors la seule solution, conduisant à une perte de la liberté de son usage. Plus la drogue est commencée jeune, moins son usager ne développera de solutions alternatives, plus forte sera la dépendance psychique.

En cas de comorbidité psychopathologique elle peut-être utilisée à des fins auto-thérapeutiques ou correctrices de certains effets secondaires des traitements prescrits. Dans ce cas également la dépendance psychique sera majeure.

La pharmacodépendance

Après un certain temps d’usage répété, la dimension neurobiologique de la dépendance s’installe : la pharmacodépendance, appelée couramment dépendance physique. Comme on l’a vu, celle-ci est définie par la survenue d’un syndrome de sevrage à l’arrêt brutal du psychotrope. Le syndrome de sevrage est lui-même défini comme l’apparition, lors de l’arrêt brutal du produit, de signes cliniques n’existants pas avant la prise du psychotrope, ou l’aggravation nette de certains symptômes préexistants. Le sujet a alors besoin de la drogue afin de lutter contre les effets douloureux physiques et/ou psychiques du manque.

Deux théories neurobiologiques expliquent le phénomène de pharmacodépendance. La plupart des drogues agissent par stimulation de récepteurs spécifiques pouvant se rencontrer dans différentes zones cérébrales. Ils ont tous une présence au niveau des neurones dopaminergiques des centres de la récompense. Les drogues stimulent les neurones par action sur ces récepteurs grâce à leurs analogies structurelles avec certains neurotransmetteurs naturels. Afin de se protéger d’une stimulation plus puissante que celle normalement obtenue par le neurotransmetteur naturel, la cellule nerveuse se protège en multipliant les récepteurs de surface. Ainsi il faudra un nombre croissant de molécules de la drogue pour maintenir le même effet. C’est le mécanisme biochimique de la tolérance. Lors de l’arrêt brutal de la drogue, la désaturation des récepteurs conduit à une hypostimulation neuronale, expliquant les phénomènes de manque. En quelques jours de sevrage, le nombre de récepteur décroît jusqu’à permettre à la cellule de retrouver un équilibre. La tolérance a baissé, les signes de manque ont disparu. Le cas de l’alcool est particulier. Il n’existe pas de récepteurs à l’alcool. Le pouvoir de solvant de l’alcool lui permet de diffuser dans les espaces intra et extra cellulaires en fluidifiant la membrane phospholipidique cellulaire. C’est la théorie membranaire de la pharmacodépendance à l’alcool. La perturbation des échanges ioniques transmembranaires qui accompagne cette modification de la fluidité des couches phospholipidiques explique les signes d’imprégnation à l’alcool et sa haute toxicité cellulaire à long terme. La cellule se protège en rigidifiant sa paroi, d’où la tolérance. La privation brutale d’alcool conduit à une rigidité excessive de la membrane, s’accompagnant de nouvelles perturbations des échanges transmembranaires se manifestant cliniquement par les symptômes de manque. En quelques jours d’abstinence, la membrane cellulaire retrouve un équilibre permettant la disparition du syndrome de sevrage et la baisse de la tolérance.

Dans une perspective béhavioriste, le besoin de consommer pour éviter le manque est nommé renforcement négatif. Il conduit au deuxième conditionnement opérant de type skinnerien.

La dépendance comportementale

La répétition très fréquente et régulière de l’usage de la drogue constitue progressivement la dépendance comportementale. Elle est le résultat d’un conditionnement de type pavlovien (répondant) par l’association réitérée d’un stimulus conditionnel (la drogue) avec un stimulus inconditionnel (une situation d’usage). Le désir de la drogue est alors provoqué de manière réflexe par un élément couramment associé à sa consommation. Il est l’équivalent du coup de pied sur le frein en cas d’obstacle subit devant la voiture, voire à la suite d’un signal d’alerte inapproprié d’un des passagers. Ce niveau de dépendance est le plus lent à se mettre en place. Il est tributaire du temps, de la fréquence de l’usage, de sa plus ou moins grande ritualisation, de son acceptation sociale. Mieux un produit est toléré socialement, plus son usage peut être visible, plus il peut être associé à un grand nombre de situations sociales, plus cette dernière entité de dépendance est forte et envahissante.

Conclusion

La relation que le sujet entretient avec sa drogue est dépendante de facteurs biologiques, socioculturels, psychologiques et réflexes. Il est possible de distinguer quatre formes de dépendances : sociale, pharmacologique, psychologique et comportementale. L’importance de chacune varie selon le produit et selon l’usager.

Une analyse précise et discriminante permet un véritable diagnostic des niveaux de dépendances propre à chaque sujet. Elle permet de construire un outil simple et pratique nommé Analyse Fonctionnelle que l'on peut partager avec le patient. Il aide sa compréhension des facteurs entrant dans la pérennisation de son comportement addictif. Il est la base de décision des différentes stratégies médicamenteuses et psycho-comportementales à mettre en place pour faciliter la réussite du sevrage et le maintient de l’abstinence. Le partage de l’outil avec le sujet concerné est un élément important de l’alliance thérapeutique favorisant l’implication du sujet dans la démarche de soins.

Cependant cet outil est incomplet pour comprendre toutes les dimensions du rapport du sujet avec son produit et son usage. Il est utile de prendre en compte, en outre, l’importance que le sujet attribue au contrôle de soi ou au contraire l’éventuelle valorisation de l’état d’ivresse. Quelle est, enfin, la place de la loi, des règles sociales et de leurs transgressions pour le sujet ?

L’idéal est de pouvoir coupler cette évaluation des dépendances avec celle de la motivation à modifier l’addiction. L’analyse des dépendances constitue un des pans de cette motivation : les raisons de consommer. Pour avoir un inventaire complet de la maturation du sujet à changer, il reste donc à évaluer ses résistances au changement (peur des conséquences du sevrage, manque de confiance dans sa capacité à changer, difficulté à se représenter une vie sans la drogue, etc.) et enfin ses raisons de vouloir changer (sanitaires, économiques, perte de liberté, pression de l’environnement).